Tribune : L’économie mondiale est-elle menacée à une récession ?
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Tribune de Mariem Brahim (Directrice du programme Bachelor Management de l’ESLSCA Business School et enseignante-chercheuse) et Bruno Karoubi (Directeur du programme MBA Finance de l’ESLSCA Business School et enseignant-chercheur)
Nous assistons à un ralentissement simultané de l’activité économique dans la plupart des grandes économies mondiales. De fait, les très fortes tensions qui l’accompagnent sont à l’origine de nombreuses inquiétudes.
La perspective d’une récession, voire d’une crise mondiale, prend corps. Nombreux en sont les symptômes : inversion de la courbe des taux, course aux valeurs refuges comme l’or, assoupissement des activités manufacturières… Seule, la consommation se maintient à un certain niveau en raison de la vigueur du marché du travail. Certes, la guerre commerciale que mène, de manière plus ou moins désordonnée, le président Trump joue un grand rôle mais interviennent de concert une série de facteurs, tant conjoncturels que structurels : ralentissement chinois, désharmonie des politiques monétaires, tensions sur les marchés boursiers, crainte de récession en Allemagne, incertitude prolongée en ce qui concerne le Brexit, risque de contagion pour les pays émergents, enjeux climatiques, ébullition permanente dans le Golfe persique.
La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine
C’est un fait : la Chine vend plus de produits aux États-Unis qu’elle ne leur en achète, provoquant des milliards de déficits côté américain. C’est pourquoi Donald Trump a annoncé en 2018 la taxation des produits chinois comme l’aluminium et l’acier. Pékin a riposté en dévaluant sa monnaie et en taxant à son tour les produits américains. Les ventes des firmes de la Silicon Valley ont donc chuté quand les Chinois privilégiaient Huawei à Apple. Rien n’y a fait : les tensions ont grandi quand Trump a infligé une taxe supplémentaire de 10 % sur les 300 milliards de dollars d’importations chinoises, d’où les craintes des investisseurs en raison de la baisse des échanges. Le rythme de croissance du commerce extérieur pourrait ainsi tomber en Amérique du Nord de 4,3 % en 2018 à 1,5 % en 2019 et de 3,8 % à 1,8 % en Asie.
Cet affrontement commercial a pris de plus un tour géostratégique. La Chine renforce en effet ses partenariats économiques et stratégiques avec de nombreux pays, notamment dans le cadre de « la route de la soie ». N’a-ton pas interpellé la directrice financière de Huawei au Canada suite à un possible non-respect des sanctions américaines contre l’Iran ? Huawei, sa firme phare, avec ses 80 000 ingénieurs de RID, s’emploie à développer les hautes technologies et l’intelligence artificielle. Il est ainsi question d’espionnage, de tentatives secrètes d’avoir accès à des informations ultraconfidentielles, sur fond de développement de la 5 G. Aujourd’hui, la Chine dépense plus pour importer des semi-conducteurs que du pétrole (c’est dire qu’Huawei dépend encore des importations américaines). D’où l’ambition affichée de devenir le leader en matière de technologie de pointe (spatial, communications…), de biotechnologie, d’intelligence artificielle, et de véhicules autonomes destinés aux particuliers ou aux opérations militaires.
Des politiques monétaires désordonnées
Trump a opté pour une relance budgétaire massive passant par une baisse des impôts, notamment auprès des entreprises. Cela a eu pour conséquence de creuser le déficit et d’augmenter la dette, tout en accélérant la croissance, mais pas suffisamment pour compenser les effets négatifs et l’accroissement des inégalités, ce qui n’a pas échappé aux observateurs européens. La Réserve fédérale américaine n’a guère la possibilité de diminuer ses taux mais les marges de manœuvre de la Banque centrale européenne (BCE) sont très réduites. Celle-ci a abaissé ses taux en se basant sur le fait que l’inflation était moins élevée que prévu. Elle a aussi voulu montrer par là qu’elle savait faire preuve de souplesse et d’indépendance par rapport aux déclarations du président américain.
Reste le cas du Yuan chinois, une monnaie assez particulière car ni totalement convertible, ni en change flottant, et non déterminé par les marchés. La banque centrale chinoise dispose en plus d’un contrôle total des flux de capitaux. Elle a donc main mise sur sa monnaie et sur les investissements étrangers.
La situation est donc complexe : d’un côté, la BCE établit par exemple des taux très bas, voire négatifs, afin de lutter contre une possible récession ; de l’autre côté, des gouvernements continuent de mener des politiques budgétaires et fiscales austères. Quant aux entreprises, elles conservent des politiques salariales très rigoureuses, pour soi-disant maintenir leur compétitivité. Autrement dit, les moteurs de la croissance que sont, d’une part, la demande privée et les salaires et, d’autre part, la demande publique, budgétaire et fiscale, ne semblent pas au rendez-vous.
Les tensions sur les marchés boursiers
Durant ces derniers mois, les marchés financiers ont été soumis à la crainte des investisseurs, sur fond de tensions commerciales, de détérioration des perspectives économiques et dans l’attente de nouvelles politiques monétaires. Wall Street a par exemple vécu le 14 août 2019, l’une de ses pires journées, l’indice Dow Jones plongeant un temps de 3%. La Bourse de New York est donc en net recul. Descendu à 26.118,02, l’indice Dow Jones a perdu 285,26 points, soit 1,08%. Situé à 2.906,26, le Standard & Poor’s 500 a cédé 20,2 points, soit 0,69%. Quant au Nasdaq Composite, il a reculé à 7.876,55, soit une perte de 86,33 points (-1,08%).
La prise en compte des dettes en tout genre (États, acteurs privés, monde bancaire et financier) en est l’une des causes. Stimulée par des taux d’intérêts très bas, la dette a partout augmenté. Ainsi le marché de la dette « corporate » inquiète-t-il particulièrement. Cette dette obligataire privée s’est muée en une sorte de bulle, au grand dam de la BRI, la Banque des règlements internationaux. De son côté, il est devenu moins cher pour l’Etat américain d’emprunter à 10 ans qu’à court terme. Cela signifie que les épargnants et les investisseurs s’éloignent de l’économie, préférant acheter « de la sécurité », c’est-à-dire des titres publics, quittes à payer une sorte de taxe auprès de l’état américain. C’est bien le symptôme d’un manque de confiance dans l’avenir. Cette frilosité pour le moins se traduit aussi par une course aux valeurs refuges comme l’or, ce que Keynes appelait la « colique barbare ». Le phénomène est singulier car on voit mal comment l’or pourrait un jour devenir un moyen de paiement quand tout se serait effondré. Du reste, c’est aussi le champ d’action des spéculateurs. Reste que ces achats massifs d’or reflètent cette même crainte d’un futur plus ou moins proche.
Mais peut-on imaginer l’explosion de cette bulle ? Des marchés qui, excepté Londres, Tokyo et Hong Kong, s’étaient bien comportés jusqu’ici avec une progression à deux chiffres depuis le début de l’année, se retournent. Le mois d’octobre n’est-il pas celui de tous les dangers ? Songeons à 1929, 1987, 2008. La psychologie ne joue-t-elle pas autant que les raisons purement économiques et monétaires ? Pour l’heure, contentons-nous rappeler que certains économistes prédisent une récession pour 2020 ou 2022.
Le ralentissement économique en Allemagne
L’Allemagne offre une image paradoxale. Si, à la différence de l’Europe dans son ensemble, c’est loin d’être le pays le plus frappé d’une profonde dégradation de conjoncture, devient de plus en plus flagrant l’obsolescence de son modèle économique dans un monde qui a changé. Le pays a en effet connu une baisse de croissance au 2ème trimestre de cette année (- 0,1%). Aujourd’hui la Banque centrale allemande annonce une possible baisse pour le 3ème trimestre, ce qui signifie qu’il rentrerait véritablement, selon la théorie économique, en récession. Comment l’expliquer ?
L’Allemagne a beaucoup et longtemps exporté de biens d’équipement, notamment vers la Chine qui s’industrialisait. Or, aujourd’hui, la Chine connaît un ralentissement, alors que l’accroissement de son indépendance industrielle entraîne de moindres importations, de machines-outils par exemple. Mais il existe aussi des facteurs internes. L’industrie allemande a par exemple un problème de compétitivité-coûts. Elle est en train de perdre des parts de marché parce que sa productivité n’augmente plus, à la différence des coûts salariaux. Le Purchasing managers index (PMI) allemand qui prend en compte les secteurs manufacturiers et ceux des services se situe à 41,4 % contre 51,7% en août 2019. Il n’a jamais été aussi bas depuis 2012. C’est un autre signe de la détérioration du système manufacturier allemand. La production industrielle a ainsi chuté de 5% sur un an. Se pose enfin la question des consommateurs. Les produits allemands ne sont pas totalement délaissés mais grandit un doute concernant leurs implications environnementales, ne serait-ce qu’au niveau de l’industrie automobile qui est déjà violemment touchée par le ralentissement mondial. L’économie allemande s’est d’abord bâtie sur l’utilisation de ressources minières, l’extraction de combustibles fossiles et la commercialisation de biens industriels et agro-alimentaires dans le cadre d’une société d’abondance. Autant de modèles de plus en plus critiqués.
Or, ce tassement allemand n’est pas sans effet sur la zone euro. Non seulement, elle en a toujours été le moteur mais l’Allemagne, de par l’ouverture de son économie sur le monde, a toujours fait office de précurseur sur les marchés internationaux, à l’heure où la position anglaise complexifie la donne.
Les incertitudes liées au Brexit
Disons-le d’emblée : les économistes ne sont pas d’accord entre eux sur les conséquences du Brexit, d’où un surcroît d’incertitude. Reste que la probabilité d’un « hard Brexit » devient de plus en plus prégnante. Tout comme l’Allemagne et l’Italie, le Royaume Uni connaît un sérieux frein dans sa croissance. Selon les données de l’Office national de la statistique, elle aurait chuté de 0,2% au deuxième trimestre.
La crainte de contagion dans les pays émergents
On les appelle « émergents » mais ces pays sont tout d’abord en crise chronique depuis 25 ans, notamment ceux qui souffrent d’un déficit extérieur et d’un problème d’épargne. Autrement dit, le ralentissement mondial actuel, pensent les économistes, risque d’aggraver leur situation, ce qui en retour aurait un effet désastreux sur l’économie mondiale. Nombreux sont ces pays dont la monnaie donne de sérieux signes de faiblesse : l’Argentine, l’Indonésie, l’Inde, le Pakistan ou la Turquie. Les économies émergentes d’Europe centrale et de l’Est devraient connaître une nette baisse d’activité en 2019, avec une croissance qui devrait chuter de 3,6 % en 2018 à 0,8 %.
Celle de la Turquie, en revanche, ne perdrait que 0,1 point en s’abaissant à 2,5%. En Amérique latine, l’heure est même à la reprise, portée par l’accélération de la croissance brésilienne (2,1 % en 2019 et 2,5 % en 2020, contre 1,1 % en 2018). Même l’Argentine devrait enregistrer une baisse de son activité moins importante que celle de 2018 (-1,2 % en 2019, contre -2,5 % en 2018) et retourner dans le vert à partir de 2020 (+2,2 % de croissance). Le FMI prévoit une croissance de 1,4 % et de 2,4 % en 2019 et 2020 pour l’ensemble de la région contre une croissance de 1,0 % en 2018. Cependant, le Venezuela, devrait rester le pays le moins performant de la région. Déjà touché par une hyperinflation (10 000 000 %) ces dernières années, la crise présidentielle enclenchée depuis le début de l’année et l’embargo américain sur les importations de pétrole vénézuélien en vigueur depuis fin avril devraient provoquer une contraction du PIB de 25 % en 2019, contre -18 % en 2018.
Autrement dit, la situation paraît très contrastée. Certains pays devraient connaître de grandes difficultés quand d’autres, comme le Brésil, pourrait tirer profit de la situation.
Les risques politiques liés au changement climatique
Les changements climatiques ont assurément des effets négatifs sur les économies. Ils relèvent soit des catastrophes « naturelles » (incendies, inondations, sécheresse, tempêtes…), soit des politiques gouvernementales qui doivent (en principe) prendre en compte ces nouvelles données et décider de mesures de santé publique (lutte contre la pollution) pas forcément favorables à l’activité économique. La Chine est un bon exemple de cette difficulté à surmonter des données contradictoires. La commercialisation automobile en est incontestablement le double signe d’un accroissement du niveau de vie et donc de l’industrialisation mais il en résulte aussi un degré de pollution qui, à terme, sera facteur de grandes difficultés.
La nécessaire transition environnementale va réclamer de nombreux investissements mais ces derniers ne seront pas destinés à produire plus mais à produire en émettant moins de CO2. Ce qui probablement n’engendrera pas davantage de consommation. C’est un véritable changement de paradigme.
Le Moyen Orient en ébullition
La récente actualité a montré la fragilité géopolitique de cette région du monde, même si la production pétrolière saoudienne s’est stabilisée après avoir chuté de moitié suite aux attaques contre ses installations pétrolières. On peut toujours s’attendre à un ralentissement de la croissance engendrée par les difficultés du secteur pétrolier. L’ensemble de la région peut être aussi affectées par les sanctions américaines imposées à l’Iran. Si nombreux, les conflits géopolitiques, ethniques et religieux y ont aussi un terrible coût humanitaire. En découlent d’importantes migrations propres à déstabiliser les pays concernés. Le manque de moyens y rend cruciales les questions sanitaires et la volatilité sur les marchés des produits de base donne de l’acuité à la question alimentaire. Et l’aide apportée par les pays occidentaux donne en retour une image problématique de la région, ce qui accroît en leur sein des interrogations sur leur propre avenir.
Nous sommes donc en présence d’un ralentissement structurel en Chine, aux Etats-Unis et en Europe. S’est ouvert un régime de croissance lente et à basse inflation. Il ne s’agit nullement d’un cycle conjoncturel susceptible de se retourner dans quelques mois. Certes, ces économies ne s’acheminent pas vers une croissance zéro, mais il faut accepter l’idée de niveaux très bas et d’une moindre inflation.
Face à de tels enjeux, vus le plus souvent comme des menaces, peut-on se poser la question des moyens de relancer la croissance mondiale quand d’aucuns, précisément, expliquent que ce serait de la folie de le faire ? Laissons, pour l’instant, de côté cette problématique-ci et demandons-nous s’il existe des marges de manœuvre et quel peut être le rôle à jouer par les banques centrales.
-La première piste consiste à faire cesser les nombreuses incertitudes entourant les modifications d’accords commerciaux entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, ainsi qu’entre le Canada, les États-Unis et le Mexique.
-Deuxièmement, il n’est pas souhaitable que les pays utilisent le levier des droits de douane pour cibler des balances commerciales bilatérales. Des accords commerciaux, dans le numérique par exemple, et la réforme de l’OMC qui pourrait englober des domaines tels que les services numériques, les subventions et le transfert de technologies, semblent de bien meilleures solutions pour stimuler l’économie.
-Devraient aussi s’imposer des investissements publics de long terme, avec des grands « Green New Deal », à l’image des États-Unis où se développent des plans d’investissements dans les énergies dé-carbonées visant à stopper le réchauffement climatique, tout en promouvant la justice sociale. Ne doit-on pas repenser le contenu de la croissance ? Ne faut-il pas réorienter les politiques publiques, en prenant en compte les impératifs de transition énergétique et écologique ?
-Il ne serait pas non plus improductif d’investir massivement en Afrique à long terme.
-Au sein de chaque pays enfin, ne faudrait-il pas, dans le cadre d’un déficit budgétaire durable, privilégier la baisse des impôts des entreprises au détriment de la dépense publique ?
Une note d’optimisme : selon le Bureau de la statistique du département du Travail (BLS), le taux de chômage a encore reculé de 0,2% en septembre pour atteindre son taux le plus bas depuis un demi-siècle. Il se situe à 3,5%, alors qu’il était de 10% au moment de la crise financière.