Le « management algorithmique » des livreurs dans le viseur de l’Anses
Partager

Dans un avis rendu public mercredi 26 mars, l’Agence nationale de sécurité sanitaire tire la sonnette d’alarme sur les conséquences du pilotage algorithmique des travailleurs de plateformes de livraison comme Uber Eats ou Deliveroo.
Des dizaines de livreurs à vélo sillonnent les rues, les sonnettes résonnent. Sur une banderole brandie lors d’une manifestation de l’Union des livreurs indépendants, on peut lire : « Les livreurs prennent les risques, les plateformes les bénéfices ». Le 18 mars, des cortèges ont rassemblé à Paris, Lyon ou encore Marseille, des travailleurs de plateformes comme Uber Eats, Deliveroo ou Stuart. Leur objectif : dénoncer des conditions de travail jugées dégradantes, entre précarité salariale et pression permanente.
« Vent, pluie, escalier… Tout ça pour 2,63€ ? » pouvait-on lire sur un tract distribué ce jour-là. Ce cri d’alerte trouve un écho officiel dans le rapport publié mercredi 26 mars par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), qui pointe du doigt un mode de gestion de plus en plus critiqué : le management algorithmique.
Des algorithmes tout-puissants
Sur les trottoirs, devant les fast-foods, les livreurs patientent, téléphone en main, dans l’attente d’une mission. C’est l’algorithme de la plateforme qui décide s’ils auront une course ou non. Un outil aux règles opaques, qui contrôle à la fois la répartition des livraisons et le niveau de rémunération. Il constitue, bien souvent, le seul lien entre les plateformes et les livreurs.
Ce mode de gestion, qui remplace les superviseurs humains par un logiciel, inquiète les experts. L’Anses affirme que le management algorithmique « supprime le management de proximité humain en automatisant le pilotage de l’activité ». Un fonctionnement qui induit « une asymétrie informationnelle exacerbée entre plateformes et livreurs, par rapport à l’organisation classique du travail, et d’opacité pour les livreurs », analysent les auteurs du rapport.
Quand la pression pousse à l’épuisement
Face à ce système, les livreurs mettent en place ce que les spécialistes appellent des stratégies « d’auto-accélération ». L’Anses observe que cette pression constante conduit les travailleurs à adapter leur comportement, souvent au détriment de leur santé.
Fabien Lemozy, chercheur à l’Institut de psychodynamique du travail, évoquait dès 2019 ces pratiques dans une étude. Il y décrivait des livreurs roulant dans le vide, sans commande, espérant ainsi améliorer leurs chances d’être sollicités. Ces pratiques, censées optimiser leur rentabilité, « amènent à un risque d’épuisement physique, cognitif et émotionnel », constate l’agence sanitaire.
Un enchaînement redoutable : « Ces facteurs favorisent la survenue de burn-out, de dépression, d’anxiété, d’accidents et de troubles du sommeil – créant un ensemble complexe de défis pour leur équilibre psychologique et psychosomatique », alerte l’Anses.
Vers un encadrement européen
Les institutions européennes ont commencé à prendre la mesure du problème. En octobre dernier, la Commission européenne a adopté une directive destinée à renforcer la transparence des algorithmes dans la gestion des ressources humaines. Une fois le texte validé par le Conseil et le Parlement, les États membres disposeront de deux ans pour encadrer ces pratiques.
L’objectif est clair : rendre les décisions automatisées contestables, et garantir la supervision des algorithmes par du personnel qualifié. Un premier pas pour réduire l’« asymétrie informationnelle » dénoncée par l’Anses et rétablir un minimum d’équité entre plateformes et travailleurs.
Alors que les mobilisations se multiplient, cet avis de l’agence sanitaire vient légitimer les revendications des livreurs. Il pourrait bien devenir un tournant dans la régulation de l’économie des plateformes.